Turquie et droque

LE MONDE DIPLOMATIQUE - JUILLET 1998. http://www.hellenisme.org

 

A L’OMBRE DES GENERAUX TUEURS À GAGES ET NARCOTRAFIQUANTS

La Turquie, plaque tournante du trafic de drogue

Au mois d'août prochain, le mandat du general Isamil Hakki Karadayi a la tete de l'etat-major de l'armee turque arrivera a son terme. Ces cinq annees d'exercice ont ete marquees par l'accroissement du role des officiers dans tous les aspects de la vie politique, de la « question kurde » aux relations avec la Grece, en passant par la lutte contre le « peril islamique ». Sous l'impulsion de l'Etat on a aussi assiste a l'accroissement des activites mafieuses, liees au trafic de drogue, et a de nombreuses eliminations d'opposants et de defenseurs des droits humains.

L'attentat perpetre le 12 mai dernier a Ankara contre M. Akin Birdal, le president de l'Association turque des droits humains, a relance le debat sur les agissements des reseaux criminels qui prosperent a l'ombre du pouvoir. « Alors qu'en Espagne les 28 meurtres commis par les GAL sont devenus une grave affaire d'Etat, en Turquie, qui se dit un Etat de droit et frappe a la porte de l'Union europeenne, aucun des auteurs de plus de 4.500 meurtres politiques non elucides, les tristement celebres "faili meçhul", perpetres depuis 1991, n'a encore ete arrete ; dans mon pays, les assassins courent les rues, les intellectuels sont derriere les barreaux », declarait avec indignation M. Akin Birdal, dans une intervention devant un auditoire de la Federation internationale des droits de l'homme (FIDH), dont il est le vice president, quelques semaines avant la tentative d'assassinat a laquelle il a echappe miraculeusement. Pourtant, les faits sont connus et, dans. une large mesure, officiellement reconnus.

Dans son rapport publie le 28 janvier 1997, l'inspecteur en chef du gouvernement turc, M. Kutlu Savas, decrit comment, dans le no man's land juridique du Sud-Est kurde, les hommes de la guerre speciale, ne se contentant point de tuer qui bon leur semble, se sont livres au racket des commercants, au chantage, au viol, au trafic de drogue (1).

Il explique aussi comment l'Etat a delegue la securite d'un vaste district autour des villes de Siverek et Hilvan a l'armee privee d'un chef de tribu, M. Sedat Bucak, un depute proche de Mme Tansu Ciller et qui a droit de vie et de mort sur ses habitants. Ce depute seigneur de la guerre est par ailleurs le seul survivant de l'accident de circulation de novembre 1996 sur la route allant d'Izmir a Istanbul, pres de la localite de Susurluk (2). B s'y trouvait aux côtes d'un chef de police et d’un celebre chef de la mafia d'extreme droite, Abdullah Çatli, implique dans l'attentat contre le pape, recherche par Interpol pour trafic de drogue et parla justice turque pour le meurtre de sept militants de gauche !

Depuis, pour les Turcs, Susurluk est devenu synonyme de la derive mafieuse de l'Etat. C'est pourquoi la population ne cesse de reclamer une operation « mains propres ». Ni la creation d'une commission d'enquete parlementaire ni la longue intervention televisee du premier ministre Mesut Yilmaz, le 23 janvier 1997, commentant le rapport d'inspection qui venait de lui etre remis, n'ont pu satisfaire l'opinion, qui y voit des tentatives visant a dissimuler l’etendue de la gangrene qui ravage le ceur meme de l'Etat. D'autant que les responsables politiques et policiers designes sont toujours en liberte et qu'ils affirment avoir agi sur des ordres provenant du sommet de l'Etat (3).

L'inspecteur en chef du gouvernement constate avec amertume qu'un personnage comme Yesil, dit « le Terminator », est responsable d'au moins dix-neuf assassinats, dont celui d'un depute, Mehmet Sincar. Il l'accuse egalement de l’enlevement, a la porte de la Cour de sûrete de l'Etat de Diyarbakir, de deux jeunes filles, Sükran Mizgin et Zeynep Baka, qu'il a violees et torturees sauvagement avant de les, tuer.

Le rapport precise que le Terminator, « au vu et au su de la police et de la, MIT (Organisation nationale du renseignement), dont il appelait l'un des chefs "papa", a pu disposer a Ankara d'un compte bancaire où transitaient des sommes enormes provenant des rackets et du trafic de drogue ». Porteur de cartes du bureau de renseignement du Premier ministre, le criminel quitte le pays le 23 octobre 1996 a destination de Beyrouth, en compagnie de deux agents de la MIT portant des passeports diplomatiques - et ce en passant par le salon d'honneur, reserve au Premier ministre, de l'aeroport d'Istanbul.

Comment, dans ces conditions, parler de « derive » et d'« errements » ?

Un autre policier tueur en serie, M. Ayhan Çarkin, interroge le 28 août 1996 par la MITraconte. « On m'a impute 91 meurtres commis dans l'Est et le Sud-Est. "Nous savons tout cela et personne n'a rien a y redire". m'ont confie mes interrogateurs. Mais pourquoi avez-vous enleve Omer Luftu Topal (le roi des casinos) ? Pour votre compte ? Savez-vous que vous servez une force politique ? Celle du premier ministre Tansu Ciller et de Mehmet Agar directeur general de la sûrete. »

La declaration tonitruante de Mme Tansu Ciller, le 4 octobre 1993, est souvent citee. «Nous connaissons la liste des hommes d'affaires et des artistes rackettes par le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan), nous leur demanderons des comptes.» A partir du 14 janvier 1994, pres d'une centaine d'entre eux seront enleves, un a un, par des commandos vetus d'uniformes et a bord de vehicules de police. Apres quoi, ils seront abattus quelque part sur la route entre Ankara et Istanbul, dans le « triangle satanique » de Kocaeli, fief de la mafia d’extreme droite et plaque tournante du trafic d'heroine vers l'Europe.

Chef de la principale unite d'execution du bureau des operations speciales et implique dans ces assassinats, Abdullah Çatli etait un proche de Mme Tansu Ciller - qui lui rendit un vibrant hommage apres a sa mort dans l'accident de Susurluk. Considere comme l'un des executants majeurs des basses ceuvres de la branche turque de l'organisation Gladio (4). Çatli avait deja joue un role de premier plan dans les evenements sanglants des annees 1976 à 1980, lesquels avaient prepare les conditions du coup d'Etat militaire de septembre 1980. Jeune chef des milices d'extrême droite, les Loups gris, il fut accuse, entre autres crimes, de l'assassinat de sept etudiants de gauche.

Un « grand patriote »

On reproche aussi a Abdullah Çatli d'avoir organise l'evasion de prison et la fuite en Europe de Mehmet Ali Agça, reconnu coupable de l'assassinat du directeur du quotidien liberal Millliyet. Ce serait lui qui, a la demande du chef mafieux turc Bekir Celenk, aurait organise l'attentat contre le pape en echange d'une somme de 3 millions de marks pour son mouvement. On le voit egalement en compagnie de Stephano Della Chiae, de la branche italienne de Gladio, au cours d'un periple en Amerique latine, et a Miami en septembre 1982. Refugie en France, sous le nom de Hasan Kurtoglu, il reprend du service

pour l'Etat turc, qui le charge d'une serie d'attentats contre les interets armeniens et contre l'Asala - dont le plasticage du monument armenien d'Alfortville, le 3 mai 1984, et l'attentat contre l'activiste Ara Toronian. La MIT le remunerant en heroïne, c'est pour trafic de stupefiants qu'il est arrete, le 24 octobre a Paris. Condamne a sept ans de prison, il est remis, en 1988, a la Suisse voulait egalement le juger pour trafic d'heroïne. Malgre une nouvelle peine de sept ans de prison, il parvient a s’evader en mars 1990, grace a de mysterieuses complicites. De retour en Turquie, il est recrute par la police pour des «missions speciales» - a l'epoque, il est officiellement toujours recherche par la justice turque pour meurtres et passible de la peine de mort (5).

Salue comme « un grand patriote » par Mme Ciller, Abdullah Çatli etait un personnage redoutable aux procedes diaboliques. Ainsi faisait-il d'abord payer les personnes figurant sur la «liste de Ciller» : il leur promettait d'effacer leur nom, encaissait l'argent, mais ensuite les faisait neanmoins enlever et executer, non sans les avoir prealablement torturees. L'une de ses victimes Behçet Canturk, versera 10 millions de dollars, auxquels le «roi des casinos», Omer Luftu Topal, ajoutera 17 millions de dollars. Cette double rancon n'empechera pas Canturk d'etre enleve, le 28 juillet 1996, par des policiers diriges par Çatli. Lesquels, reconnus et signales par un temoin a la sûrete d'Istanbul, le 25 août, seront brieVement gardes a vue a Istanbul, le 27 août, avant d'etre transferes dans la nuit meme a Ankara sur l'ordre personnel du ministre de l'interieur. Pour les mettre a l'abri, ce dernier les affectera a la protection rapprochee du depute Bucak, pilier de l'organisation speciale de Mme Çiller. Quant au temoin temeraire, il sera abattu des le 28 août...

La guerre speciale coûte cher. Des 1993, une dotation de 70 millions de dollars est mise en place, puisee dans les fonds secrets du premier ministre. Cette somme, selon le rapport de M. Savas, est pour l'essentiel consacree a l'achat en Israel des armes et equipements antiterroristes et a des operations exterieures. A l'interieur, le racket et les fonds secrets permettent notamment de remunerer tueurs a gages et « indics ». Toutefois, l'entretien de veritables armees privees comme celle de M. Bucak (20.000 hommes) et des 64.000 protecteurs de village (miliciens kurdes pro gouvernementaux), necessite plus d'argent.

Aussi les banques d'Etat sont-elles mobilisees pour accorder des credits genereux a certains soutiens locaux du gouvernement. Mais l'essentiel du financement provient d'un gigantesque trafic d'heroine.

La Turquie joue, depuis les annees 50, un role important dans le transit. vers l'Europe et l'Amerique de l'heroine produite dans le Croissant d'or : Afghanistan – Pakistan - Iran. Ce sont des groupes mafieux, etroitement controles par la MIT, qui s'en chargent. L'un de leurs responsables raconte en ces termes cette cooperation avec la police: «Nos hommes passent quand ils veulent sans aucun controle les douanes de Yesilköy (l'aeroport d'Istanbul) avec des mallettes contenant 3 a 5 millions de marks. Parfois, - ils font tamponner leur passeport, parfois ils ne le font pas. Notre chef dispose de toutes sortes de faux passeports, de tampons, etc. (6). »

Inci Baba, un « baba » (parrain), se targuait, a la television et dans les colonnes du Turkish Daily News du 7 decembre 1993, d'etre un proche ami du president Süleyman Demirel, qu'il aurait « protege et aide » pendant sa traversee du desert. il J'aurait meme accompagne pour une visite officielle a Washington...

Apres la guerre du Golfe de 1991, la Turquie, privee de l’important marche irakien et depourvue de gisements petroliers significatifs, decide de compenser son manque a gagner par un recours plus massif a la drogue. Le trafic s'accelere brusquement a partir de l'arrivee au pouvoir des faucons a la suite de la mort suspecte du president Turgut Ozal, en avril 1993. Il faut dire qu'en 1994, a en croire le ministre de l'interieur lui-meme, la guerre du Kurdistan coÛte 12,5 milliards de dollars au budget turc (7). Or, selon Hürriyet, le trafic d'heroine rapporte de son cote 25 milliards de dollars en 1995 et 37,5 milliards de dollars l'annee suivante (8).

Seuls des reseaux travaillant en etroite cooperation avec les services de la police et de l'armee peuvent organiser un trafic sur une telle echelle. Des barons de la drogue, comme Huseyin Baybasin, ont declare à plusieurs televisions occidentales et turques travailler sous la protection de l'Etat et à son profit (9). Les trafiquants voyagent avec des passeports diplomatiques. La drogue serait même transportee par des helicoptères militaires à partir de la frontière iranienne. ont assure des temoins deposant devant la Commission parlementaire enquêtant sur l'accident de Susurluk. Le president de cette dernière, le depute Mehmet Erkatmis, a d'ailleurs proteste contre la censure de ces temoignages accablants dans le rapport officiel de la commission...

Dans un document explosif que. le directeur de l'hebdomadaire Aydinlik a rendu public au cours d'une conference de presse tenue le 21 septembre 1996 à Istanbul, la MIT elle-même accuse sa rivale, la direction generale de la sûrete, de «fournir des cartes de police et des passeports diplomatiques à des membres d'un groupe qui, sous couvert d'activites antiterroristes, se rendent en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Hongrie et en Azerbaïdjan et s'y livrent au trafic de drogue». Elle donne une liste nominative de certains de ces trafiquants proteges de la sûrete (10). Celle-ci, par la voix de l'un de ses chefs, M. Hanefi Avci, lui retournera le compliment et livrera, à son tour, une liste de noms de trafiquants au service de la MIT. La guerre des polices pour le controle de ce trafic juteux aura d'ailleurs coûte la vie à une quinzaine d'agents de la MIT, selon le rapport officiel de M. Kutlu Savas.

L'Europe occidentale est la principale destination de ce vaste trafic. Pourtant, la plupart de ses gouvernements prefèrent garder un silence embarrasse sur les agissements d'Ankara, tout comme ils s'abstiennent de critiquer ouvertement la destruction de 3.428 villages kurdes et le deplacement de plus de 3 millions de Kurdes par leurs allies turcs (11). Le 22 janvier 1997, toutefois, le juge allemand Ralf Schwalbe mettait publiquement en cause le gouvernement turc en general et Mme Tansu Ciller en particulier. A son tour, le 26 janvier, dans une declaration au Sunday Times, M. Tom Sackville, vice-ministre britannique de l'interieur, affirme que 80 % de l'héroïne saisie en Grande-Bretagne provient de la Turquie et que son gouvernement est « inquiet des rapports troublants affirmant que des membres de la police et même des membres du gouvernement turc sont impliques dans, le trafic de drogue ». Tant et si bien que, le 17 juin 1997, M. Fernando Carpentieri, directeur de la "Financial Task Force" de l'OCDE, lance une mise en demeure solennelle : «La Turquie est le seul membre de l'OCDE à ne pas appliquer les mesures decidees par celle-ci pour empêcher le blanchiment de l'argent sale ( ... ). Cette situation ne peut durer longtemps encore. Nous accordons aux autorites turques jusqu'au mois de septembre pour promulguer la législation necessaire, sinon ce pays Pourrait faire face à la reaction potentiellement destructrice de la communaute bancaire mondiale.»

Meme Washington, fidele allie d'Ankara, commence a rompre le silence. Le tres officiel International Narcotics Control Strategy Report (INCSR) du departement d'Etat americain, rendu public fin fevrier 1998, releve que «environ 75 % de l'heroine saisie en Europe est fabriquee ou provient de Turquie», que « 4 a 6 tonnes d'heroïne y transitent chaque mois a destination de l'Europe de l'Ouest », et que «de nombreux laboratoires de purification de l'opium utilises pour transformer la base morphine en heroïne sont installes sur le sol turc». Le rapport souligne que la Turquie est l'un des pays le plus touches par le blanchiment de l'argent pratique notamment par «le commerce de valise» avec les pays ex-sovietiques, dans les casinos ou dans les industries de construction et du tourisme.

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Revision : Saturday, 23 January 1999.